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L'expert, prophète ou chaman des temps modernes ?

26 juillet 2020

La figure de l’expert reflète une relation de notre société à la science qui tient plus plus de la superstition que d’un comportement éclairé.

L'expert, une figure ambigue. Photo par Helen Cramer sur Unsplash

J'aimerais partager ici quelques observations sur la figure moderne de l'expert, telle qu\s’elle est propagée notamment par la presse écrite. Chaque journal qui se respecte se doit d'avoir a «  ses experts  » de référence. Ce sont les personnages qu'il convoque pour nous «  éclairer  » sur des sujets tels que: l'environnement, la politique nationale, la Russie ou la Chine, l'astrophysique, la médecine, etc. L'expert convoque immédiatement une image dans notre esprit de lecteur: c'est un personnage incontesté et incontestable (de façon quasi axiomatique), et pourtant il est insaisissable. Qu'est-ce que c'est?

C'est un thème qui devrait non seulement intéresser les sociologues et anthropologues, mais qui a certainement déjà été traitée par eux à un degré ou un autre. Le contenu qui est présenté ici n'est donc pas forcément nouveau (et comme chacun devrait se répéter au début de toute réflexion, l'originalité n'est souvent que l'ignorance de la littérature).

L’expert, une figure de l’imaginaire.

La figure de l'expert appartient à l'imaginaire, au sens que des sociologues lui ont donné à la suite de Gilbert Durand: d'une «  représentation mentale socialement partagée  ». Toute société humaine se bâtit un substrat de représentations qui donne du sens à l'existence. De la même façon que les images mentales sont distinctes de la réalité objective, la figure mentale de l'expert est bien entendu distincte de la personne en chair et en os. Le chercheur universitaire, l'enseignant, l'homme d'affaire s'enveloppe, pour quelques instants, d'un manteau de prestige. Instinctivement, il sent qu'il est devient (l'espace d'un instant) autre chose que lui-même: c'est comme s'il était devenu officiant dans un rite religieux.

Dans notre société européenne «  primitive  » du XXIe siècle, l'expert qui s'exprime devant les médias ou une commission politique est le donneur de sens par excellence. Sur un sujet perçu comme exotique, mystérieux, ou anxiogène (comme l'épidémie de COVID-19 de 2020) l'expert est un être providentiel qui vient ordonner la confusion de l'existence. L'expert est l'élément de réassurance pendant les crises économiques, les catastrophes naturelles, les guerres ou les épidémies. On attend que sa voix assurée, comme l'huile jetée sur les flots houleux, restaure le calme au milieu de la tempête.

Ce qui fait la figure de l'expert (scientifique) moderne, c'est sa connaissance d'un domaine de spécialité, qu'on se dépeint comme totale -- l'expert se fait l'intermédiaire entre le mystère de sa discipline scientifique ou académique et le public. Sa connaissance -- tout l'essence est là -- le met à l'abri des émotions irrationnelles du débat politique. Dès lors, éclairé par son savoir, il survole sereinement les turbulences de la couche de nuages dans laquelle le reste de la société est plongé. Il serait donc une sorte de mage des temps modernes, bienveillant, sage, un pasteur prêt à consacrer son temps au troupeau.

La idéale figure de l'expert est le professeur d'université, celui qui (au sens originel du terme) se déclare officiellement expert dans un domaine, et auquel la société a conféré une confirmation symbolique: la chaire, qui n'est rien d'autre que la position surélevée (dans un amphithéâtre) à partir de laquelle il s'adresse à un auditoire venu exprès écouter son enseignement. La chaire -- le trône symbolique du chef -- nous vient des universités du Moyen-Âge, lesquelles l'avaient emprunté aux églises chrétiennes, lesquelles l'avaient sans doute emprunté au pouvoir séculaire de l'Empire gréco-romain.

L'expert incarne supposément, par le fait qu'il ait été choisi pour représenter sa discipline scientifique, l'essence de cette discipline. À l'extrême, l'être humain se fond avec son sujet: quand on pense à une discipline on convoque l'expert qui lui est associé; quand on pense au personnage, on évoque la discipline. Il y a donc, dans l'expert, une dimension chamanique1, celle que l'on retrouve également dans le prologue de l'évangile de Saint-Jean: le verbe divin qui s'est fait chair. L'expert est le prophète, l'être qui «  montre ce qui est devant  »: c'est-à-dire l'avenir ou le chemin à suivre.

L'expert-prophète participe aussi de l'héritage «  barbare  » de l'Europe, germanique, slave et celte: autrement dit les structures mentales de la longue durée, qui sont celles de la société indo-européenne; et en particulier sa division sociale en trois castes: les guerriers, les religieux et le peuple. Ces divisions peuvent être mieux comprises, si on les considère commes des «  niches écologiques  » qui ont continué d'exister malgré qu'elle aient été occupées successivement par des espèces diverses. Ainsi à l'époque pré-romaine ou pré-chrétienne, on avait bien les hommes portant des armes, les druides ou chamans, et les paysans. Dans l'Ancien-Régime, c'étaient les trois Etats: l'aristocratie, le clergé et (comme le nom l'indique) le Tiers-Etat. Dans la crise que vite aujourd'hui la Vème République française avec ses gilets jaunes et le COVID-19, on voit émerger très clairement la triade du gouvernement (avec son administration et sa classe politique), les experts, et la masse des gouvernés. Et l'on voit donc que l'expert est bel et bien occupé la niche écologique de la personne de religion, en représentant la Science (entendue comme divinité tutélaire) vis-à-vis de la société.

Ce qui précède est évidemment un archétype épuré: il existe, dans les diverses réalités sociales, de nombreuses variantes et déclinaisons de ce thème. Il y a notamment le vulgarisateur comme le professeur Martyn Polyakoff, sans doute une des figures les plus aimées du public: un professeur Tournesol à la chevelure abondante et mal peignée, qui transmet un savoir bien réel, mais quelque peu édulcoré, au moyens d'illustrations parlantes, de métaphores judicieuses, et d'expériences amusantes, et qui a été annobli pour ses contributions. C'est le personnage qui inspire l'enthousiasme et les vocations scientifiques. Ce qui le rend le personnage de Polyakoff particulièrement attachant, est le peu de cas qu'il fait des paraphernalia (littéralement «  ce qui vient en plus des objets hérités  ») associés à sa position: autrement dit, qu'il soit conscient et amusé du prestige excessif qui entoure sa réalité... et qu'il parle ouvertement de cette aura du professeur ou du chevalier, dont il avoue franchement qu'elle appartient à l'imaginaire.

De l’expert-idéologue au «  blaireau  »

Il y a, toutefois, un «  côté plus obscur de la force  »: l'expert utilisé consciemment dans des buts de pouvoir et d'argent. Au XXème siècle, on a vu apparaître le l'expert-idéologue, celui qui a mis sa chaire professorale, ou son expertise académique au service d'une idéologie politique partisane, que ce soit le fascisme (en Italie), le marxisme (en Union soviétique), le libéralisme économique (aux Etats-Unis) ou le socialisme (en France). Après 1945 est né figure de l'expert-commercial, le chercheur, le professeur d'université, dont le rôle avoué est de se faire le délégué commercial pour des multinationales de l'industrie pétrolière ou nucléaire, du tabac, de la pharmacie, des armes, etc. Que la subordination de l'expert soit au politique ou à la finance, ces deux catégories se résument au conflit d'intérêt entre le devoir de servir l'intérêt général en disant les faits tels qu'ils sont, et les intérêts particuliers (de pouvoir et d'argent) qui imposent de masquer ces faits ou de les arranger.

Il est donc bien paradoxal que l'expert-idéologue ou l'expert-commercial, qui fait souvent consciemment appel à l'imaginaire collectif (c'est là bien le but commun de la psychologie des foules et de la publicité!) est celui qui s'éloigne le plus de la réalité. L'image du scientifique équanime et au service des faits, laisse place à une imposture de l'être servile ou ambitieux, prêt à mentir activement ou par omission sur les propriétés ou les effect secondaires d'un médicament, pour arriver à ses fins. En cela il n'est pas si différent -- dans l'imaginaire collectif des pays protestants -- de l'homme d'Eglise du Moyen-Âge qui se livrait à la simonie2 et au trafic d'indulgences, au lieu de servir Dieu et le peuple.

À ce prêtre/expert servile s'oppose (toujours dans l'imaginaire, la réalité étant beaucoup plus nuancée) la figure de l'expert-justicier inflexible : Martin Lüther dénonçant la corruption des prêtres en 95 propositions infâmantes, François Rabelais assénant dans son Garguanta des insultes obscènes contre la Faculté de médecine de Paris, ou le professeur Didier Raoult traîtant les experts du gouvernement de «  blaireaux dans leur terriers  »3.

Conclusion : une religion chamanique

Il n'en reste pas moins que la subdivision imaginaires de notre société en trois «  niches écologiques  » (le politique, les experts, et le peuple) n'est pas quelque chose qu'on pourra effacer d'un jour à l'autre. Les étudiants de première année continueront à vouer respect et vénération aux professeurs; les assistants et professeurs-assistants/associés poursuivront sans relâche leur obsession d'obtenir le précieux sésame de la chaire professorale qui -- les quelques élus s'en aperçoivent toujours très vite -- n'est jamais la fin de leurs tribulations académiques.

Stonehenge, célébration du solstice avant le lever du soleil. Photo par Dyana Wing So sur Unsplash

Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de penser que l'université (ou l'école polytechnique), supposément le lieu de la science et du rationnalisme, est en même temps le temple où s'exercent les rituels fervents d'une religion chamanique, dont l'origine se perd dans la nuit des temps.


  1. Chamanique: lié aux pratiques du chaman: «  Dans certaines sociétés traditionnelles (d’Asie septentrionale ou d’Amérique, par exemple), personne censée communiquer avec le monde des esprits par le recours à diverses techniques : transe, extase, voyage initiatique.  » Dictionnaire Larousse 

  2. Simonie: «  Volonté délibérée de vendre ou d’acheter un bien spirituel ou intimement lié au spirituel (bénédictions, grâces, bénéfices ou dignités ecclésiastiques) pour un prix temporel (somme d’argent, présent matériel, protection ou recommandation); pratique qui en résulte.  » Dictionnaire CNRTL 

  3. «  Raoult dénonce les «BLAIREAUX» de la médecine française devant l’Assemblée  », Youtube, 24 Juin 2020, https://www.youtube.com/watch?v=OArlUo_EXVA