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La société numérique : du consumérisme à la toxico-dépendance

26 novembre 2020

Les réseaux sociaux de multinationales sont-ils des drogues ? Photo: Marc Schaefer sur Unsplash

Il me semble qu’il y a un parallèle assez frappant entre l’esprit de la société de consommation des années 1960-1980, et celui de la société numérique de la période 2000-2020.

À l’époque, on enseignait à l’école pourquoi et comment l’industrie chimique et du plastique constituaient l’avenir de la société. On remplissait les décharges de déchets; on pratiquait l’agriculture extensive; on bétonnait les campagnes et les côtes à toute allure. On montrait du doigt ceux qui s’opposaient à ce qu’on appelait pompeusement la marche du progrès.

Et toute la société de la Seconde révolution industrielle (celle des années 1860-1914), qui fut celle de l’acier, du gaz, du pétrole, de la turbine à vapeur, puis de l’électricité, était toute imbibée de cette notion du progrès des sciences et des techniques1.

L’injonction à «  l’innovation  » : un nouveau consumérisme

L’obsession de l’innovation

Aujourd’hui en enseigne à l’école pourquoi les sociétés Big Tech (les fameuses GAFAM2) constituent l’avenir de la société. On remplit leurs bases de données avec des informations sensibles sur la vie privée de chaque individu sur la planète; on prive les individus et les groupes de leurs droits à la vie privée et la liberté d’expression, à toute allure. On montre du doigt ceux qui sont à la traîne de ce qu’on appelle pompeusement l’innovation.

Les termes ont changé il y a eu entre-temps la prise de conscience de l’environnement), mais l’esprit est le même : c’est la course au consumérisme effrené. Dans la période précédente, on était obsédé par le plastique, la voiture, les radios et télés à transistor. Aujourd’hui, il faut avoir l’ordinateur portable, le smartphone, toujours la voiture (et quand on est quelque de bien on a un SUV). Au demeurant, même la petite voiture européenne d’aujourd’hui – y-compris la «  Mini  », est un véritable tank, en comparaison des boîtes en fer blanc des années 1980. Les voitures sont moins gourmandes en pétrole, soit. Pour le reste, elles «  consomment  » bien plus de tôle, et d’autres matières premières, et elles demandent bien plus d’efforts de transport qu’avant, puisqu’elles sont produites au-delà des mers.

Tout cela pour dire que la vague verte n’a pas changé grand-chose au consumérisme. L’injonction à innover4, qu’on retrouve partout comme un mantra, quasiment une manie, est surtout un appel au consumérisme.

Avertissement

L’innovation n’est pas un mal en soi, pas plus que le progrès ou la croissance. Au contraire, qui n’en voudrait pas ? Quelqu’un voudrait-il autre chose que plus de nourriture de bonne qualité pour toute la population de la planète, et plus de bien-être ? Ce qui est problématique, c’est les obsessions de l’innovation, du progrès ou de la croissance, qui conduisent à des déséquilibres destructeurs.

Tout cela pour éviter qu’un journaliste de boulevard (en mal de sensationnel) prenne ce qui précède comme une critique du progrès, de l’innovation ou de la croissance.

Le danger de l’innovation pour l’innovation

C’est à dire qu’on innove pour innover, et on parle d’innovation pour en parler. On en arrive au point que des grandes administrations publiques, ou des entreprises «  change pour changer  », au point de détruire de la valeur… parce telle est l’injonction absolue de «  l’innovation  ». On s’est souvent plaint des «  réformes  » et «  réformettes  » de chaque nouveau gouvernement en France. Chaque nouveau CEO d’entreprise veut y aller de sa petite révolution. Toutes les entreprises doivent constamment se «  réinventer  » ?

Tradition et modernité sont un équilibre, bien sûr; la nature a besoin d’une croissance équilibrée pour survivre. Il suffit de regardez les écosystèmes avec les plantes et les espèces animales : bien sûr que chaque espèce vise sa propre croissance (en se nourissant, en se déplaçant et en se reproduisant); et bien sûr qu’on voit une amélioration constante des organismes, pour répondre aux défis sans cesse changeants de l’environnement. Une espèce qui n’évolue pas, ou qui n’évolue pas assez vite, peut mourir, remplacée par une autre qui remplira sa niche. Les écosystèmes naturels sont des équilibres dynamiques.

Et ce qui est est dangereux, c’est de courtiser furieusement les extrêmes; car on risque de détruire les équilibres, et d’aboutir à des effets destructeurs. Les entreprises obsédées par «  l’innovation  » se déstabilisent en destabilisant leurs employés. Parfois, elles détruisent leur propre valeur, en détruisant ce qui faisait leur caractère distinctif. Elles perdent leur différenciation.

L’horreur du consumérisme

Le consumérisme est une véritable idéologie, qui considère que l’entreprise n’est pas au service du client; c’est le client (consommateur) qui doit se mettre au service du producteur.

De l’origine du mot ‘consommation’, à l’idéologie

Déjà, le mot consommer devrait nous alerter, car il a une double origine 3. D’un côté il venait du latin consummare faire la somme (cum avec, ensemble; et summa la somme), d’où le sens «  devenir complet, arriver à son point d’achèvement  », comme c’est un maître consommé de cette technique. Et il s’est fondu, au cours du temps, avec un autre mot semblable consumere (cum et sumere saisir, prendre), d’où l’idée de «  détruire complètement  », comme dans la maison a été consumée dans les flammes.

Et c’est là qu’on a un problème : la consommation est un package de deux concepts, qui mélange la perfection et la destruction. Autrement dit, la consommation est une destruction parfaite d’un objet… qui implicitement ne devrait laisser aucun résidu dans la nature.

Et si on comprend bien cela, on comprend alors pourquoi l’idéologie de la consommation refuse de voir le problème des déchets, qui n’existent pas par définition. Et pourquoi la consommation refuse de recycler les matières employées pour la fabrication d’un produit industriel.

Et pourquoi la consommation conduit à des raisonnements à court terme, et pourquoi elle détruit de la valeur.

Le consumérisme est donc contenu dans l’expression «  quand on pressé le citron, on peut jeter la peau  ».

Dans le consumérisme, l’entreprise n’est pas au service du client. C’est le client-consommateur qui est au service de l’entreprise. Le consommateur, n’est pas censé être une personne douée de libre-arbitre. Il est censé appliquer les consignes des départements marketing des entreprises, et consommer ce qu’on lui vend.

Le consommateur est un prolongement du serf de l’Ancien régime, ou de l’ouvrier exploité de la Révolution industrielle.

Le consommateur est d’ailleurs un consommable : s’il n’est plus rentable ou utile, on peut se débarrasser de lui commme d’un déchet, sans se préoccuper

Attention : «  l’économie verte  » peut être un consumérisme

Malheureusement un certain nombre de sociétés qui ont adopté le «  marketing vert  », ont mis en avant l’environnement par opportunisme, par esprit de consumérisme.

C’est ce qu’on appelle l’écoblanchiment (ou greenwashing).

Certes, elle vont mettre en avant le recyclage. Mais le font-elle parce qu’elles ont véritablement une foi dans l’économie renouvelable ? Ou au contraire, leur seul but n’est-il que de «  fourguer  » des produits au public sans grande valeur ajoutée, et qui sont destinés à finir «  à la décharge  », que ce soit en tant qu’objets matériels, ou en tant qu’applications ou données qui finiront à la «  corbeille  » ?

Que dire, par exemple, de ces sociétés de «  nouvelles technologie  » qui vous vendent un «  environnement connecté  » pour des plantes à grand frais, y-compris avec un abonnement annuel, alors qu’un pot, un peu d’engrais liquide (si possible naturel) et du terreau feraient l’affaire ? Le monde a-t-il attendu l’Internet et les services en ligne pour faire grandir des plantes ?

Dans de nombreux cas, c’est bel et bien du consumérisme.

L’essor des Réseaux Sociaux de Multinationales (RSM) n’est pas durable

Les nouvelles décharges à ciel ouvert

L’essor des Réseaux Sociaux de Multinationales, comme Facebook, Instagram, Skype, Whatsapp, LinkedIn, etc. (que je propose de rebaptiser RSM) dans les deux premières décennies du XXIe siècle, doit donc être mis en parallèle avec la la course à la consommation de la seconde moitié du XXè siècle.

Décharge à ciel ouvert. Photo: Antoine Giret sur Unsplash

Le problème de ces réseaux, est qu’ils sont contrôlés par des intérêts particuliers, qui sont ceux de la direction et des actionnaires de sociétés multinationales cotées en bourse. Paradoxalement, la question de leur impact social est subordonnée à leur objectif tout de faire du profit annuel et d’élever leur cotation de marché.

De la même façon que l’époque précédente a rempli les décharges à ciel ouvert et pollué l’environnement, aujourd’hui on remplit leurs bases de données de données privées et d’informations sur les réseaux de contacts humains. Mais avec l’utilisation qui se fait de ces données, c’est bien l’équivalent de décharges à ciel ouvert.

On a déjà vu avec l’affaire Cambridge Analytica, le risque que cela pouvait représenter pour la politique.

L’apparition de la censure active

En 2020, on a vu l’effet de la censure des réseaux sociaux sur l’opinion publique. La censure ne frappe plus seulement des trolls5 et d’extrêmistes : mais toute personne ordinaire, y-compris des personnes parfaitement respectables et respectées, soupçonnées même sans preuve d’avoir dévié d’une ligne de pensée ou de comportement arbitrairement définie.

On est revenu à notion du déviationnisme, le délit de différence. La norme n’est même plus ce que l’opinion publique considère comme acceptable ou non ce qui serait une affaire de morale; mais ce que des gouvernements, ou des multinationales comme Twitter, Facebook ou LinkedIn considèrent comme étant la norme applicable dans les espaces qu’ils contrôlent. Ce qui est donc une affaire de détermination du comportement d’autrui.

Le risque de l’extinction de l’opinion publique

Le risque pour les droits humains et la démocratie est considérable. Il n’est pas acceptable.

Ce qu’on risque véritablement, c’est la perte du libre-arbitre, au profit de normes idéologiques définies par le haut, au travers de multinationales.

Les RSM: du plaisir récréatif à la défonce

Le mécanisme de la dépendance

Le succès des RSM (au premier chef de Facebook) est lié à la facilitation qu’il semblent apporter aux échanges humains. Et en effet, la première impression qu’ils donnent est un sentiment de plaisir et de puissance pour leur utilisateur, qui voit soudain, à portée de sa main, la possibilité d’entrer en contact et de communiquer avec des milliers de personnes sur des distances parfois considérables.

Le problème est qu’il y a un prix un payer, sous forme de l’attention soutenue que le consommateur apporte à ce réseau. Bien que la consommation est apparemment gratuite, en réalité le RSM agit de façon parasitique : il s’abreuve des données personnelles et de contact des consommateurs.

Il faut insister sur ce point : il ne s’agit pas d’un rapport symbiotique7 entre un réseau social et son participant. Il s’agit d’un rapport parasitique, où le consommateur est la proie, et le RSM est le prédateur.

Suite à «  l’expérience merveilleuse  » initiale, le consommateur va vouloir répéter l’expérience, même s’il se rend compte qu’il y a des inconvénients, notamment le temps qu’il investit et des expériences négatives possibles (notamment le trolling). Tôt ou tard, le consommateur va se rendre compte que ce rapport n’est pas forcément à son avantage, car il sait que le RSM se paie en exploitant les données personnelles ou professionnelles du consommateur.

En poursuivant son rapport avec le RSM, le consommateur est aussi consommé (consumé):

Attention à la toxico-dépendance aux RSM

On l’a compris: l’expérience initiale avec le RSM constitue un trip, que le consommateur veut pouvoir ré-expérimenter. Le RSM crée bel et bien un rapport assimilable à une toxico-dépendance (sauf qu’au lieu d’un produit chimique, il s’agit d’un plaisir ou d’un avantage fourni en ligne).

Ou pour utiliser une autre image, il faut donc prendre garde à ce que le rapport de plaisir/avantage que fournit initialement le RSM, ne soit pas un leurre initial. Et que l’utilisation répétée du réseau social ne devienne une défonce, c’est-à-dire «  l’état dans lequel se trouve plongé l’usager de drogues qui entraînent une dépendance physique  »6.

Deux exemples de «  défonce aux RSM  »

  1. Bien que le coeur m’en saigne, je suis obligé de dire à ceux qui m’ont dit «  je ne veux pas me fâcher avec (– RSM –) parce que je ne peux pas m’en passer  » : vous êtes entré dans un rapport malsain de toxico-dépendance.

  2. Je connais également d’un excellent commercial qui a fait récemment l’expérience d’une déprime (pour ne pas parler de burn out) sur LinkedIn parce que soudain il s’était senti «  dépassé  » par l’évolution des évènements. Faut-il souligner combien il serait imprudent pour un commercial de faire dépendre son destin économique (ou son sentiment d’accomplissement), d’une société multinationale, qui est susceptible de modifier ses algorithmes ou ses comportements sans demander la permission ou l’assentiment de qui que ce soit ?

On revient toujours au même problème : la relation parasitique du RSM à son consommateur/consommé. Et ce rapport va-t-il s’améliorer à l’avenir ?

Existe-t-il des solutions ?

Il est possible d’y faire quelque chose !

Bien entendu, ce sentiment de dépendance impuissante aux RSM est largement subjectif, et en partie illusoire : c’est une dépendance psychologique.

Elle est lié au fait que les RSM donnent des «  avantages  » au consommateur, qu’il serait à même de trouver ailleurs.

Et l’idée que le RSM fournit forcément le «  mieux  » est aussi fausse. Mes prochains billets seront consacré à comment retrouver non seulement une plus grande liberté sans la dépendance aux RSM, mais au contraire découvrir un monde de possibilités dans la société numérique, qu’on n’aurait pas cru possible.

Contact

En attendant, si vous êtes un professionnel avec un «  problème de dépendance aux RSM  », vous pouvez me contacter, pour en savoir plus sur les alternatives et solutions.


  1. Pour une illustration, voir le film éducationnel «  La révolution industrielle II: 1851-1914  », Archiprod, 1980. 

  2. GAFAM: sigle de 5 grande sociétés (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), qui sont censées représenter le secteur des Big Tech. 

  3. Consommer: voir la définition dans le dictionnaire CNRTL

  4. Bernard Paulré, « Les tendances innovatrices des sociétés contemporaines », Quaderni [En ligne], 90 | Printemps 2016, mis en ligne le 05 mai 2016, consulté le 26 novembre 2020. DOI : https://doi.org/10.4000/quaderni.975; URL : http://journals.openedition.org/quaderni/975. 

  5. Troll: personne ayant un comportement antisocial sur les réseaux sociaux, caractérisé par des messages particulièrement aggressifs contre les personnes, ou haineux. 

  6. Défonce : définition du dictionnaire Larousse

  7. Symbiotique: rapport où des êtres d’espèces différentes profitent mutuellement l’une de l’autre, selon un «  contrat  » (du grec sun avec, et bios vie).