Aller au contenu

"Education numérique" à Genève : discours vides et prétentieux

11 décembre 2020

J’ai pris connaissance du document du Département de l’Instruction Publique du Canton de Genève (DIP) appelé «  Education numérique  », publié le 10 décembre 2020. Ce document, écrit dans une langue empesée et artificielle, ne m’a pas fait très bonne impression.

Couverture de la brochure du DIP

Cachons ces ordinateurs que nous ne saurions voir, sous un voile pudique…

Je cite :

L’éducation numérique offre aux élèves la compréhension des multiples pans de la société numérique, de manière à maîtriser ses effets. Elle aborde ainsi les profondes modifications que les modes de production numérisés des savoirs dans chaque discipline induisent sur les savoirs de référence que l’école transpose et enseigne.

Mais au nom du Ciel, quelqu’un pourrait-il nous clarifier cette envolée lyrique ? Définissez-nous d’abord ce que vous entendez exactement par «  société numérique  » ? Que doit-on comprendre par un «  pan  » de la société (secteur social, économique, métier, etc.) ? De quels «  effets  » et quelles «  modifications  » parle-t-on ? En quoi ces dernières sont-elles «  profondes «  ?

Et notons que dans tout les 11 pages du DIP, le terme ordinateur n’apparaît qu’une seule fois. Le mot programme (informatique) n’apparaît qu’une seule fois.

Une profusion de termes quasi-techniques

Mais les mot numérique et numérisation. Ah, ceux-là apparaissent à chaque coin de phrase, comme des mantras ! Qu’est-ce qu’il sonnent bien ! Mais d’abord, tous les rédacteurs (et les lecteurs) de ce document sauraient-ils vraiment définir ce terme ?…1

On perçoit tout de suite que ces grands discours de place publique – ces termes quasi-techniques à moitié digérés – n’ont pas grand-chose à voir avec les savoir-faire qu’une école devrait enseigner quotidiennement à des élèves.

Vendeur itinérant (1777). Droits: Wellcome Collection UK, CC BY 4.0

Au lieu de parler de ressources en ligne, on lit littérature hypertextuelle, ce qui lui confère une certaine dignité «  snobistique  » (parce que cette «  littérature  » peut tout aussi bien inclure des élucubrations d’un quidam quelconque sur Facebook).

Et on y parle même «  d’Intelligence artificielle  », «  deep learning  » et «  algorithmique distribuée  ». Certes, certes, il ne fallait pas oublier d’insérer ces tartes à la crème qui plaisent sans doute au Conseil d’Etat et aux journaux quotidiens. Mais comment va-t-on enseigner à l’école obligatoire, ces sujets qui demandent des connaissances préalables de maths supérieures2, on se le demande ?

Plus concrètement, en quoi ces grandes considérations sur le monde de demain (faites à travers les lunettes déformantes de purs littéraires) pourraient-elles concrètement aider des enfants qui se battent tous les jours avec la lecture, l’orthographe et l’arithmétique ?

Cher Jean (ou Jeanine…)

C’est cela, allons dire à un élève de huitième année:

Chère Jean (ou Jeanine), tu vas : «  valider une information numérique de manière autonome en la contextualisant ainsi qu’en vérifiant et en croisant les sources afin de ne pas subir la désinformation ou l’infobésité;  »

(À noter la perle «  infobésité  », un néologisme qui fait sans aucun doute sérieux dans l’administration, puisqu’il évoque la lutte contre la malbouffe)

Soyons sérieux: comment veut-on enseigner à des jeunes, qui n’ont aucune compétence informatique préalable3, à naviguer dans l’information qui leur est envoyée par voie informatique ? C’est irréaliste.

Je n’insiste pas, mais on sous les yeux un bel exemple de la salade conceptuelle que les Italiens appellent le vanilogue : l’art de raconter des platitudes, avec des termes ampoulés qui font sérieux. Avec des phrases pompeuses qui veulent à la fois tout dire et ne rien dire.

Définition de vanilogue

Discours vain, vide, et peu concluant, soit parce qu’il est futile ou frivole, soit parce qu’il est prétentieux, ampoulé.4

La source du vanilogue, c’est la prétention du savoir – qui n’est pas du savoir, et encore moins du savoir-faire.

Quelqu’un qui enseignerait vraiment les compétences de l’informatique s’exprimerait différemment, bien sûr : parce qu’il saurait de quoi il parle.

Une vision sociale qui cache des préjugés ?

Cachez cet ordinateur que je ne saurais voir !

Cette propension à «  cacher le cambouis  » cacherait-elle aussi, peut-être, des préjugés sociaux de la part des fonctionnaires de l’administration genevoise ? Les ordinateurs, la programmation, c’est commele cambouis des motos ou des voitures, serait-ce «  sale  » ? NSFW5 ?

Peut-être est-ce en-dessous de la dignitié d’un futur bon citoyen (ou de la bonne citoyenne) Genevoise qui devra apprendre à vivre dans les salons (les fameux soft-skills), et qui devra forcément aller jusqu’à la Maturité (et ensuite à l’Université), pour atteindre sa «  place sociale  » ?

«  S’intégrer  » dans la société numérique sera-ce devenir un être cérébral : la poursuite du savoir le plus théorique possible, et la haine des savoir-faire ? Le Genevois devra-t-il aspirer à la haute bourgeoisie et cultiver son mépris de celles et ceux qui savent encore faire quelque chose avec leurs deux mains ? C’est-à-dire ceux qui fabriquent les machines technologiques qui font la société numérique? Veut-on construire une société à deux vitesses, où le bon Genevois tirera son épingle du jeu, pendant que d’autres feront le nécessaire pour son confort ?

L’idéal de la citoyenne ou du citoyen pour la société numérique: un bon petit bourgeois, citadin et avec les ongles bien curés; et surtout pas un péquenaud, ou (horreur !), un ouvrier qui aurait fait un apprentissage manuel comme ses parents immigrés ?

Cette façon de parler des personnes ayant des compétences techniques comme on parlait naguère des domestiques et des paysans (avec des périphrases et des allusions), serait-elle le restant d’une mentalité de l’époque victorienne6 ?

'Numérique' ça fait très digne... mais 'ordinateur'? Pouah ! C'est sale ! Photo par Florian Olivo sur Unsplash

Un rapport qui aurait sa place dans l’enseignement à l’université ?

En réalité, ce texte du DIP destiné à l’enseignement obligatoire et post-obligatoire aurait sa justification, mais dans un autre contexte : pour des séminaires de 1ère année à l’université, destinés à inscrits en section de Lettres qui souhaiteraient faire une «  mise à jour  ».

Des jeunes adultes auraient alors besoin de bases philosophiques et analytiques, et d’acquérir (volet 2), quelques «  compétences techniques et technologiques  ». En termes simples : il leur faudrait un cours pratique pour apprendre à bien démarrer, arrêter, et dépanner leur bécane.

Quelques uns auraient aussi besoin d’apprendre à utiliser les différents moteur de recherche à bon escient; et notamment à distinguer les sources primaires des sources secondaires (ce qui est pompeusement et vaguement appelé «  compétences informationnelles  », volet 1).

Référentiel: Kézako?

Quand à comprendre ce que les auteurs de ce document entendent par le snobisme du terme référentiel, mystère… Un référentiel, en jargon informatique, est un catalogue systématique qui définit le format et la signification de différentes données (par exemple pour une base de données), ou alors les données de référence elles-mêmes. Ici, on dirait que cela signifierait plutôt manifeste idéologique, ou quelque chose de ce genre ?

Ce document quasi-technique semble surtout un cache-misère, un faire-valoir, écrit par des gens qui ne sont pas vraiment du métier (de l’informatique ou des vrais enseignants de l’école), pour des gens de la même espèce. Et qui souhaitent apaiser leur conscience en se donnant l’impression qu’ils ont fait quelque chose de concret.

Simplifions la vision !

Enseignons des savoir-faire simples, concrets

Il faut enseigner à programmer ! Photo par Rick Kimotho sur Unsplash

De grâce, arrêtons les blabla de salon chic ! Au lieu de parler de «  compétences informationnelles  », «  techniques et technologiques  », etc., qui ne veulent de toute façon pas dire grand chose pour un élève du secondaire (et absolument rien pour un élève du primaire) allons directement à l’essentiel, au concret, au cambouis. Quelque chose d’objectif, de mesurable.

Faisons la liste des actions que l’élève doit savoir maîtriser ? À commencer par démarrer son ordinateur ? L’arrêter ?

L’école a traditionnellement voulu enseigner trois savoir-faire essentiels, sans lesquel une jeune personne sera exclue et discriminée par la société (au sens de l’entourage, l’éducation supérieur, le marché de l’emploi, etc.) :

  1. LIRE
  2. ECRIRE
  3. COMPTER

Nous avons ici déjà un problème, car les universités, les employeurs, etc. lamentent que ces trois savoir-faire sont trop souvent faibles lorsque l’élève sort de l’enseignement obligatoire.

Mais sans s’apesantir sur ces aspects, il faut ajouter un quatrième savoir-faire requis de toute jeune personne qui veut survivre dans la fameuse société numérique de demain:

PROGRAMMER.

Cette simple action, PROGRAMMER contient l’essence de tous ce qu’on voudra ou pourra enseigner à un élève du primaire ou du secondaire.

Un ordinateur est par définition une machine programmable, qui s’appuie sur une arithmétique (c’est de là que vient le mot numérique, au passage).

L’apprentissage de la programmation, consiste à aligner, dans l’ordre de façon logique, des séquences d’instructions à une machine. En faisant cela, on n’enseigne pas seulement un savoir-faire.

En enseignant la programmation à un élève, on lui enseigne en même temps :

  1. À penser en séquence, et de façon logique.
  2. À s’exprimer de façon complète, claire et non ambigue (parce qu’un ordinateur exige ce nivau de clarté, autrement il «  plante  »).
  3. À faire face à des obstacles, à persister pour les vaincre, et à les dépasser.
  4. À comprendre la différence entre un fait et une opinion: parce qu’un fait judicieux fera fonctionner le programme qui ne marche pas, alors qu’une opinion n’y changera rien.
  5. A comprendre – réellement, techniquement – le matériel et le logiciel informatique qui l’entourent. On n’a pas besoin «  d’enseigner  » à une personne qui a appris à programmer comment faire une requête sur Google, c’est auto-évident.

Tous les jolis objectifs abstraits que le DIP s’est donnés pour «  l’éducation numérique  » (et qu’il n’atteindra ainsi, s’il poursuit ainsi), deviendraient concrets et atteignables si on les résumait à une seule action : PROGRAMMER.

Un slogan simple : enseignons aux élèves PROGRAMMER !

En priorité, enseignons à tous les élèves (ou autant qu’il est possible) à PROGRAMMER un ordinateur.

Qu’on ne vienne pas nous dire que «  ce n’est pas à la portée de tout le monde.  » Ce serait du préjugé pédagogique, voire de la discrimination sociale.

La Réforme s’est développée à Genève, parce que (déjà au XVIe siècle), des personnages comme Théodore de Bèze, avaient estimé que le peuple devrait être capable d’apprendre à lire et à écrire le français pour approcher les Ecritures7.

La langue française est une langue au vocabulaire riche et à la grammaire complexe. Elle est remplie d’exceptions. Et pourtant, on insiste que tout élève du primaire ou du secondaire consacre des années de sa vie à maitriser cette langue.

Mais qui peut le plus, devrait pouvoir le moins ! Enseigner un langage de programmation (comme Python8), qui est simple, limité, concis, régulier, devrait bien sûr être facile pour la grande majorité des élèves !

Il n’y a pas d’excuse à ne pas enseigner la programmation à l’école

Il n’y a aucune excuse pour une institution comme le DIP à ne pas enseigner la programmation, de façon systématique et prioritaire dans toutes les écoles. Au début des années 1980, il y avait eu, au DIP, une initiative sous forme du Centre de Calcul de l’Enseignement Secondaire (au Collège Calvin), qui avait commencé à enseigner cette matière, avec des cours ouverts à tous les élèves du Collège et des écoles de Culture générale. C’est grâce à elle que j’ai fait mes premières armes dans l’informatique.

L’enseignement de la programmation est la base de tout enseignement sérieux des compétences de la «  société numérique  » (celle qui est fondée sur l’informatique et les télécommunications).

Cet enseignement devrait cesser d’être diffusé de façon arbitraire, voire discriminatoire. Il devrait être systématiquement ouvert à tous les élèves.

Pour conclure, les quatre savoir-faire de base de l’école sont, à notre époque:

  1. LIRE
  2. ECRIRE
  3. COMPTER
  4. PROGRAMMER
Petits ordinateurs intégrés destinées à l'éducation. Droits: Wellcome Collection UK, Photo par Frank Wang sur Unsplash

Important

Et cette dernière activité, la programmation, n’est pas seulement un savoir-faire essentiel à tout citoyen, parfaitement complémentaire aux trois autres savoir-faire traditionnels. Mais l’enseignement (par l’action) de compétences nécessaires à la survie dans le monde des ordinateurs et des télécommunications du XXIe siècle.

L’arme de la programmation des ordinateurs donne un chance aux jeunes d’éloigner le spectre de futurs licenciements pour cause «  d’Intelligence articielle  ». Il donne aussi aux jeunes une arme pour défendre leurs droits humains (notamment la liberté de pensée, la liberté d’expression, et le droit à la vie privée) face aux dérives liberticides d’Etats ou de grandes entreprises multinationales.

Et mieux encore : c’est aussi une formation de l’esprit à la logique, à la rationnalité et – en définitive – à la pensée scientifique.


  1. Numérique : car à moins de savoir d’abord définir des termes comme analogique et échantillonage, je ne sais pas comment ils vont faire. A moins de ce référer à ce sujet comme à mystère de la foi

  2. Apprendre à se servir du «  Deep Learning  », demanderait d’abord de comprendre la notion de réseau de neurones, ce qui requiet du calcul matriciel

  3. Et non : utiliser un smartphone ou savoir s’inscrire à Facebook n’est pas un indice de compétence informatique. Pas plus que savoir allumer un poste de télévision et changer les chaînes, serait un indice de compétences en télécommunications. Ou savoir démarrer une voiture et la conduire serait un indice de compétence en mécanique. 

  4. vaniloquio, Dictionnaire Treccani 

  5. NSFW : acronyme anglais Not Safe For Work. Se dit d’images indécentes qui ne devraient pas circuler dans un milieu de travail. 

  6. Sur la question de la séparation arbitraire entre les «  deux cultures  » littéraire et scientifique, et les préjugés de l’époque victorienne qui sous-tendent probablement cette distinction, voir la conférence de C.P. Snow «  The Two Cultures  », donnée à Cambridge en 1959. http://sciencepolicy.colorado.edu/students/envs_5110/snow_1959.pdf 

  7. Théodore de Bèze (1519-1605). Voir par exemple l’émission «  Théodore de Bèze, réformateur protestant du XVIe siècle  » (Entretien avec Olivier Millet et Pierre-Olivier Léchot), 27/10/2019. 

  8. Python, langage développé notamment pour l’enseignement à la fin des années 1990, s’est imposé comme un standard pour l’enseignement de la programmation à des néophytes (remplaçant notamment le BASIC développé dans ce but au début des années 1950). Python est désormais un langage de prédilection dans les livres d’éducation destinés à la jeunesse.